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mercredi 14 septembre 2011

Il ne s'est rien passé à Marcoule, ou presque

Il ne s'est rien passé à Marcoule, ou presque


Dire que José est mort, mais sinon tout va bien, puisque le nucléaire est sauf et la nature aussi, et on se baignera encore dans le Rhône près de Marcoule, et le Gard n'est pas le Japon. José Marin avait la cinquantaine, il vivait à Chusclan, sur les hauteurs, dans les lotissements du nouveau village, une route qui monte après une statue de la Vierge. Il était métallo, il avait travaillé chez Ugine, puis Ugine avait eu des soucis, et José était passé chez Centraco-Socodei, et c'était le même boulot. 
Fondeur, métallo, métaux en fusion, un four qui monte à 1 600 degrés ; il s'agissait de fondre des déchets "faiblement radioactifs", qui venaient de l'industrie nucléaire, mais pas seulement. José avait des inquiétudes sur les fours de son atelier, explique son beau-frère Enrique. Il l'avait dit à son père qui l'a répété à Enrique. Allons savoir. José est mort, ce n'était pas prévu. Lundi 12 septembre, le four a explosé lors de sa montée en température, et il était tout près. Il était un peu avant midi. 
L'atome, sa magie, sa grande peur
Près de lui, un jeune homme a été soufflé et brûlé, David Stampone, 27 ans, qui était récent dans la boîte. David a été amené au CHU de Montpellier, pronostic vital engagé, puis transféré le lendemain à Clamart, et chez les pompiers d'Uzès où il était volontaire, on retient son souffle : on saura peut-être vendredi. Un peu plus loin, dans l'atelier, ils étaient trois camarades qui ont eu de la chance. Ils étaient assez éloignés de l'explosion. Ils ont inhalé de la fumée. Ils ont été choqués. Ils ont vu leur collègue à terre.
On les a emmenés à l'hôpital de Bagnols-sur-Cèze, aux urgences, ils ne voulaient pas voir les journalistes, se sont demandés s'ils allaient rencontrer Nathalie Kosciusko-Morizet, la ministre de l'Environnement, ils voulaient décider ensemble. Ils l'ont rencontrée. On les a gardés pour la nuit, par mesure de précaution. Choqués, ils le resteront longtemps. Ils sont repartis le mardi, un peu avant midi, pratiquement 24 heures pile après l'accident.
On en est là. Un homme mort, un jeune homme à la frontière, trois hommes traumatisés qui ne savent pas s'ils sauront reprendre ce métier. En juin dernier, ils sont deux ouvriers à avoir trouvé la mort dans l'explosion d'un four dans la Loire. On en a peu parlé. Cette fois, on s'arrête, parce qu'il y a eu autre chose : l'atome, sa magie et sa grande peur, et toutes les confusions et toutes les rapidités de l'actu, comme on dit.
Centraco-Socodei est un site frère et voisin de Marcoule, un des vieux coeurs de l'atome français depuis 55 ans. Ici, il y a eu des réacteurs, qui ne tournent plus ; on y fait du retraitement ; on y fabrique du Mox ; on y brûle des déchets. Une partie du site est en voie de démantèlement. Dans la région, on attend un EPR. Même s'il ne vient pas, au rythme où ça va, il y a encore du boulot. On est dans un coin de France en perfusion atomique, dont le calme et la prospérité dépendent du nucléaire. Il y a les vignes, les vignerons, les pentes douces, la masse du Ventoux de l'autre côté du fleuve, mais l'atome d'abord. 
Routine de la catastrophe
Les villages de Marcoule, Codolet, Chusclan sont propres et trop beaux, d'un ocre immaculé, et truffés d'équipements surdimensionnés pour quelques centaines de citoyens. C'est l'atome. Qui nourrit les taxis, les cafés, les restaurants, et qui nourrit Sybille et son auberge La Petite Hutte où logent les travailleurs de passage. Mi-bourguignone, mi-guadeloupéenne, serveuse devenue patronne, deux frères et un neveu dans l'atome, autour de l'atome, dans des entreprises de construction ou de nettoyage, les clients dans l'atome, les amis aussi - l'atome nourricier auquel on ne fait pas attention. Tous les midis, sa salle est pleine des travailleurs de l'atome, et lundi midi aussi. 
Sybille : "Il était 13 heures, 13 h 30. Un client - il est important, il a une entreprise de sous-traitance - a reçu un coup de téléphone. Il m'a dit : Sybille, il vaut mieux évacuer le restaurant." Le four a sauté une heure plus tôt. Sur les sites de Marcoule, une sirène a retenti, on a rassemblé les membres du personnel, on les a confinés. C'est la procédure. La sirène atomique a été entendue à Chusclan. On ferme une école, on met du scotch sur les fenêtres. On attend. Sybille ne s'enferme pas, elle a vu une voisine dans la rue qui amenait sa fille en classe. 
Au-dehors, certains paniquent, mais d'autres travaillent encore dans les vignes. Il n'y a pas d'alerte officielle. Si elle survient, chacun le sait, il faut rester chez soi, écouter France Bleue, ne pas téléphoner, attendre. Il y a eu des répétitions, des alertes. Une routine de la catastrophe dont on pense qu'elle n'arrivera jamais. Chacun garde chez soi les pastilles d'iode salvatrices, pour le cas où. Les avaler ? On n'en est pas là. L'atome s'est-il vraiment réveillé, ou est-ce une illusion ?
Machine politique
Au loin, c'est autre chose. Les dépêches commencent à tomber, dans le faux ennui du début de semaine, qui mettent la machine en branle. Machine à médias. Machine à paroles. Machine politique. Les micros s'ouvrent. Jean-Luc Mélenchon veut sortir du nucléaire, il le redit, Martine Aubry aussi, elle vient de le dire en meeting d'ailleurs, heureuse coïncidence. Et Ségolène d'avertir, et puis les Verts, et dans l'après-midi, Nathalie Kosciusko-Morizet débarque et s'en va sur le site, et auprès des blessés, ministre de l'environnement, mais aussi des risques industriels, et avec elle, avant elle, journalistes, caméras, reporters... Nous. Nous sommes là. Mais le temps d'arriver, il est déjà trop tard. Pas de contamination. C'est officiel. C'est vérifié. Pas de catastrophe. Plus de sujet. Rien. Juste un mort. Rien ?
Le soir, chez Sybille, on est comme au bivouac après une bataille avortée. Trois envoyés spéciaux italiens la taquinent, elle va devenir une star internationale, et même des Japonais sont venus. Julien mange sa viande, il a 25 ans. C'est un enfant de l'atome. Son père travaille à Cadarache, plus au sud, et lui, licence pro en poche, fait un curieux métier : il inventorie, pièce après pièce, tous les éléments d'un site, Marcoule, appelé au démantèlement. Il croit à l'atome qui doit se prolonger. Il croit à Iter et à la fusion. Il est atterré quand il surfe sur Internet, des monceaux de bêtises. Au Japon, on a parlé de Fukushima, mais pas du gasoil en flammes. Et il préfère vivre près d'un site atomique, forcément surveillé, inspecté, contrôlé, que dans une zone industrielle classique laissée à elle-même. "Je préfère être à Marcoule qu'à Fos-sur-Mer." Il est né l'année de Tchernobyl, quand tout a basculé. "La confiance est partie à ce moment-là." Les anti-nucléaire ne le dérangent pas, "ils sont là pour renforcer la vigilance." Mais l'an prochain, fils du peuple pourtant, il ne votera pas à gauche, qui veut la fin de l'atome. 
Une dame, épouse d'un pompier du site, assure que son mari s'inquiétait de l'atelier. On suppute. La maison de José est fermée. Chez Sybille, à déjeuner, la salle est comble : "Vous ne connaissez rien à l'atome", dit gentiment un vétéran du lieu, quinze ans dans la sécurité à Marcoule, et ses copains acquiescent. Ils en ont entendu des idioties, depuis hier. On a tout mélangé, centrale et site, radiations et contamination, et on a accumulé les bêtises avant de tout ranger, et de passer à la prochaine hystérie. Mais tout de même, ce qui s'est passé ? Un homme se lève le matin, il va travailler, et un four lui explose à la figure ? "Ça, c'est grave." Sont-ils en colère ? "Pas encore. Quand on saura ce qui s'est passé, peut-être qu'on sera en colère."
À Centraco-Socodei, il y avait eu des mouvements sociaux déjà. Pour la sécurité ? "Ce n'est pas à nous de le dire. Ici, c'est comme partout, et personne, aucune entreprise, ne rend ses salariés heureux." Il y a trois enquêtes en cours, une de l'Autorité de sûreté nucléaire, une des gendarmes, une de l'Inspection du travail. La Socodei avait été avertie pour des lacunes sécuritaires. Il faudra du temps pour savoir comment José est mort, et pourquoi. À ce moment, reviendra-t-on à Codolet, pour voir s'ils seront en colère ?

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